Article Philippe Cuenat (1998) - French
Six ou sept fragments sur l’idée d’une totalité improbable
La peinture de Pedro Peschiera semble d’abord exister dans ce qu’elle surdétermine: continuité de l’espace, régularité du tissu pictural, unité de la composition. Rien esthétiquement ne paraît susceptible de produire une rupture dans l’espace et la temporalité de la représentation. Il n’en va pas différemment dans ses gravures : les mots et les énoncés qu’elles rassemblent participent tous d’un signifié absent, comme s’il s’agissait de perpétuer – tout en sachant que l’entreprise est illusoire, condamnée par avance – le mythe d’une réconciliation. Au cours du processus de figuration ainsi mis en œuvre, le destinataire pourrait être tenté de s’arroger l’autorité de nommer ce manque, de donner une signification à cette absence : plénitude, totalité, sacré, pourraient lui venir à l’esprit comme autant de termes pertinents capables de refermer ce processus (la liste n’est évidemment pas close). Mais en le faisant, il négligerait une autre voie peut-être plus féconde – celle qui touche au rapport de la représentation à la certitude qui me paraît plus à même de cerner la manière dont Peschiera règle la relation entre le dispositif pictural, avec ses compositions symétriques, sa finition poussée à l’extrême, et ses contenus symboliques. Contenus qui ne se laissent le plus souvent appréhender que sur un plan négatif (comme ce qu’ils se refusent à être complètement, sans réticence), ou au mieux à partir de glissements sémantiques, de chaînes de connotations difficilement délimitables. Au lieu de se prêter à de telles dérives signifiantes, le spectateur aurait peut-être tout intérêt à considérer l’œuvre comme un espace où il peut voir comment si nous commençons à croire quelque chose, ce n’est pas une proposition isolée, mais un système entier de propositions. (La lumière se répand graduellement sur le tout.) (Ludwig Wittegenstein, De la Certitude)
La violence dans le travail de Peschiera ne tient pas à la monumentalité des formes. C’est au contraire les formes qui témoignent de la monumentalisation d’une violence subie par l’individu, dont tout ici contribue à signifier la disparition. Ainsi les portes qui au début marquaient encore l’existence d’une instrumentalité humaine, d’un accès à un espace pas encore défini par une extériorité radicale, ont par la suite été murées. Et la maçonnerie obsédante des édifices semble là pour signaler l’éclipse de la subjectivité. Si chaque motif maintient l’idée ou la sensation d’une intériorité dans laquelle le sujet pourrait se loger (les édifices) ou se lover (les conques), tous suggèrent aussi qu’il ne s’agit que d’espaces déserts, voire funèbres. En même temps qu’il se voit offrir un refuge, le sujet est confronté à son inhospitalité, au vide, à l’abîme ou au deuil. L’objectivation du sujet qui se produit dans cet imaginaire tragique évoque à bien des égards le cauchemar de la rationalité qu’ont analysé Horkheimer et Adorno: la société bourgeoise est dominée par l’équivalence. Elle rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des quantités abstraites. Pour la Raison, ce qui n’est pas divisible par un nombre et finalement par un, n’est qu’illusion ; le positivisme moderne rejette tout cela dans la littérature. De Parménide à Russell, la devise reste : Unité. Ce que l’on continue à exiger, c’est la destruction des dieux et des qualités. (La Dialectique de la raison ).
Le travail d’abstraction qui fait que dans les « Conques », la Vénus de Botticelli n’apparaît plus que comme une figure absente, comme un rêve évanoui, semble bien participer de cette analyse. Il rappellerait que la Raison éprouve une terreur mythique à l’égard du mythe (ibid.), tout en signifiant, du fait qu’il conserve en creux comme un symptôme la trace de la scène et du décor mythologique, que la Raison rejoint la mythologie dont elle n’a jamais su se libérer. Car la mythologie avait représenté dans ses figures l’essence de ce qui existe (cycles, destin, domination de la nature) comme la vérité et renoncé à l’espoir. (ibid.) Les paysages nivelés et dénudés sur lesquels se découpent les figures abstraites que Peschiera place au centre de ses tableaux peuvent alors aussi être lus comme un signe – dialectique – de la soumission de la nature (et d’un Je naturel pourvu d’un corps et d’une âme, selon les termes de Horkheimer et d’Adorno) à une conception rationaliste de la société et de l’individu. Si ce genre de significations peuvent effectivement compter au rang des enjeux du travail de Peschiera, il pourrait s’avérer beaucoup plus moderne qu’il n’en a l’air à priori. Cela bien qu’il ne procède nullement d’une esthétique moderniste ; ni postmoderniste d’ailleurs (car la représentation n’y fait jamais l’objet d’une approche critique).
En 1987, Peschiera abandonne les supports de bois sur lesquels il marouflait ses toiles. Il conserve la tempera, mais le fait d’opter pour des châssis s’accompagne de mutations esthétiques importantes : l’espace se raréfie et le spectateur se voit opposer des formes plus massives. Simultanément, ses édifices perdent la plupart de leurs articulations architectoniques (portes, fenêtre,corniches), et avec elles beaucoup de leurs connotations religieuses. La première série de gravures qu’il réalise en 1991 inaugure une réflexion sur les enjeux et les effets sémantiques qui fondent son dispositif de représentation : chaque estampe crée une sorte de relation homo logique entre un tracé figuratif (la silhouette d’un bâtiment en élévation) et un énoncé reproduit comme une sorte de mantra. L’expérience est réitérée quatre ans plus tard, mais les formats sont cette fois nettement plus importants et la découpe d’un puits ou d’un trou se substitue à celle de l’architecture pour servir de support à une liste de mots qui consacrent à la fois l’idée d’une unité discursive et de sa dispersion définitive. Ces « Puits » font écho à la série de ceux qu’il peint depuis 1988. L’existence de ces séries parallèles marquent un pas dans l’élargissement d’une symbolique à laquelle viennent s’ajouter en 1993-94 les cinq « Tables »,et à partir de 1993, les premières « Conques » Un des faits les plus singuliers est que la sophistication et l’intensité du traitement pictural ne tient pas à une question de format. Lorsqu’ils se réduisent, la touche se concentre et les couches paraissent pouvoir s’accumuler sans fin, comme le montrent les petites gouaches que Peschiera réalise depuis 1995 et qu’il appelle familièrement des « croûtes ».
Emulsion : se rappeler que Peschiera travaille à tempera, avec des pigments purs. Plus qu’un culte du métier, il faut voir là l’occasion d’une épreuve. La richesse des tons et des nuances qui se déploie dans sa peinture semble en effet toujours devoir se payer de l’ingratitude de sa technique. Ce n’est pas tant qu’elle ne pardonne que très peu les repentirs que parce qu’en termes de productivité, elle se révèle à peu près inefficace : jamais le regard dans la durée qui lui est propre ne pourra prétendre restituer la somme de travail investie.Cette peinture relève donc du luxe – sauf qu’elle n’en présente aucun des traits les plus évidents et qu’elle ne souscrit donc pas à l’idéologie propre aux produits de luxe. Cela suffit-il à en faire une forme de résistance dans un univers conditionné par la marchandise et la performance ? une expression de la dépense au sens ou l’entendait Georges Bataille ? ou encore, un exemple de légitimation du statut de l’artiste par le travail, comparable à celle que Roland Barthes identifiait chez Flaubert ? C’est aussi de sa capacité à conserver ces questions en suspens que la peinture de Peschiera tire sa valeur.
« En ne sortant jamais du commencement, l’on parvient à l’achèvement ; worth/waste ; flour/yeast » : ces mots imprimés sur certaines gravures de Peschiera permettent-ils d’affirmer que son travail procède d’une théâtralisation violente de la relation au spectateur ? l’usage fréquent d’une rhétorique jouant sur l’alliance des contraires irait dans ce sens. Ainsi, dans la série des « Mantos », l’usage de l’emphase et de l’ellipse, le choix d’un motif mêlant des sensations d’enveloppement et d’exclusion, et l’opposition entre la monumentalité de la forme et la finesse, la fragilité, des effets chromatiques contribuent largement à déstabiliser le spectateur, de sorte qu’il lui est pour le moins difficile de trouver des repères assurés. Significativement, c’est dans une direction assez comparable que se dirige Valère Novarina lorsqu’il s’intéresse aux ressources fondamentales du théâtre : Louis de Funès disait : « Au commencement était la fin. » Il savait que l’homme est le seul des animaux à naître en mourant plusieurs fois, parce qu’il est rieur et nieur dans son esprit. Et s’il est l’animal qui réinvente à chaque pas sa présence, c’est parce que c’est le seul à se souvenir de l’absence du monde en parlant. Notre bouche a été mise au milieu de nous, non comme un sphincter à idées, à moduler des opinions et des projets d’actions – mais comme un œil à ouvrir sur soi-même, c’est-à-dire sur rien. C’est par la bouche que nous voyons que nous ne sommes pas. (Pour Louis de Funès)
A propos de Caspar David Friedrich, Charles Rosen et Henri Zerner écrivent : la manière dont Friedrich isole chaque motif rappelle curieusement le procédé des livres d’emblêmes. Il se rattache à une tradition d’images où les objets sont détachés, mis en évidence, et juxtaposés de façon didactique. Friedrich s’est sans doute inspiré de livres populaires, d’almanachs (pour lesquels Chodowiecki a produit tant de gravures), de fables illustrées, de tout un folklore qui lui plaisait sûrement par son profond enracinement national. C’est là qu’on trouve cette rhétorique si particulière de l’image, cette façon d’annoncer que l’objet signifie autre chose que sa simple apparence, en le faisant trancher sur ce qui l’entoure, cette articulation presque hiéroglyphique des motifs, et jusqu’à la symétrie souvent agressive de la composition qui ne laisse pas de doute quant au sérieux de l’intention. (Romantisme et réalisme. Mythes de l’art du XIXe siècle) Plus loin, ils font remarquer que ce qui était en jeu dans l’esthétique romantique relevait d’une tentative de se déprendre des conventions arbitraires de la tradition (ibid.) D’ou ce qu’ils nomment aussi le paupérisme recherché, investi de la peinture de Friedrich (ibid.) En optant pour des stratégies formelles qui présentent des analogies certaines avec celles de Friedrich, Peschiera n’a évidemment pas pour objectif de dégager des significations naturelles. Dans Dans so dénuement, dans son propre paupérisme formel, son propos semble au contraire être clairement déterminé par la volonté de renouer avec cette tradition dont Friedrich est un des derniers repères. Ce faisant, il en recueille aussi l’héritage, avec en premier lieu peut-être, ce qui pour Rosen et Zerner fait l’échec de l’esthétique du premier romantisme – soit l’impossibilité de constituer un répertoire de significations vierges de toute contamination culturelle. Encore une fois, pourtant, il faut nuancer car le flottement des signifiés qui a résulté de cette tentative de rupture avec la tradition est intégré en tant que tel dans le travail de Peschiera. Il semble être assumé par lui comme un destin, un fatum. Avant même d’être assignables à un registre de significations fixes et définies, les motifs qu’il choisit symbolisent que cette tradition n’existe plus qu’à l’état de ruines. La symétrie, la continuité et l’unité qui caractérisent tous ces motifs en seraient le signe inverse : négatif et glorieux.
Coda : Nuls joints par du mortier scellés : A peine un trait révèle-t-il Les blocs dans l’harmonie gelés. (Herman Melville, « Maçonnerie grecque », Timoléon)
Philippe Cuenat
Genève, 1998