Article Philippe Cuenat (1992) - French

Pedro Peschiera

Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de pierres d’espèces différentes, et qu’il te faille imaginer quelque scène, tu y verras des paysages variés, des montagnes , fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines. Tu y découvriras aussi des combats et figures d’un mouvement rapide, d’étranges airs de visages, et des costumes exotiques, et une infinité de choses que tu pourras ramener à des formes distinctes et bien conçues. Il en est de ces murs et mélanges de pierres différentes, comme du son des cloches, dont chaque coup t’évoque le nom ou le vocable que tu imagines.

(Léonard de Vinci, Préceptes du peintre)

Les exigences qu’implique un rapprochement incongru peuvent se révéler parfois profitables s’il ne s’arrête pas à une série d’analogies plus ou moins fondées. En l’occurence, il ne suffit pas de retenir les termes de “murs” ou de “pierres” pour justifier le parallèle entre une expérience qui devait stimuler l’imagination du peintre et une perception construite à partir d’une représentation concrète. Apparement, cela devrait donc suffire à éliminer une comparaison pour le moins bancale. Mais un des problèmes majeurs que posent au spectateur certaines peintures de Pedro Peschiera est précisément d’arriver à tenir compte de cette “muralité” sans la subordonner complètement aux autres éléments du tableau et de ne pas succomber à un regard vide, hypnotique ou à une appréciation tautoloqique, sans essayer de voir les “figures” qui expliquent son importance.

Depuis 1988, les façades qui recouvrent la majeure partie de la surface de ses tableaux jusqu’à l’envahir presque entièrement, obéissent à une logique peut-être incomplète, mais sans ambiguité: l’objet architectural perd presque toutes ses qualifications spécifiques ou fonctionnelles au point que la mimésis qui fonde cette peinture dans un rapport à l’histoire devient elle aussi problématique. La réduction, la radicalisation plastique et l’amplification du motif qui ont également conduit Pedro Peschiera – qui travaillait autre fois sur la disposition d’édifices semblables dans des espaces très larges, désertiques ou dévastés: une manière de tabula rasa pour des architectures qu’on pouvait encore rattacher à l’époque paléochrétienne ou romane – à réduire l’horizon qui sert de repère spatial à la peinture illusioniste à un signe minimal qui permet juste d’introduire une rupture entre l’espace réel et celui du tableau, se mesurent donc directement à l’élimination du vocabulaire architectural (porte, fenêtre, frise, ou ornamentation). Seuls restent la corniche qui délimite le haut du bâtiment, un oculus, réplique fantasmée de l’œil du spectateur mais qui paradoxalement ne correspond pas au point de fuite de la représentation, et un appareil particulièrement dense qui donne une certaine échelle à la représentation et qui détermine avec les articulations volumétriques de ces façades la distance physique et mentale du spectateur à la toile.

C’est précisément dans ce rapport à la peinture que le “précepte” de Léonard cesse d’être une hypothèse paradoxale. Si la forme est prégnante – disons pour aller vite qu’il s’agit d’édifices religieux – aucune donnée symbolique, telle une croix par exemple, ne permet d’attribuer à l’expérience un contenu définitif. Aussi le spectateur est en quelque sorte contraint de se reporter aux caractéristiques essentielles que Pedro Peschiera donne à la plupart de ses peintures – à toutes celles notamment qu’il regroupe sous le terme de “Manteau”: la frontalité, la monumentalité, qui résulte de la disproportion entre la façade, le fond et le format du tableau, et le choix de tons cassés, généralement chauds, propices à une certaine proximité physique et psychologique, à un effet d’enveloppement. Ces caractéristiques, que Pedro Peschiera rapproche symboliquement du manteau protecteur des Vierges de Miséricorde (particulièrement celle de Piero della Francesca à Sansepolcro) ou encore de la Madonne de Monterchi, sont significatives de la ré-interprétation de la tradition picturale et thématique que propose sa peinture: à une référence iconographique religieuse précise se substitue un mur, de sorte que le rapport entre les différents éléments et que l’accès à un contenu déterminé peuvent paraître arbitraires, et même faire penser à une attitude nihiliste. Cet arbitraire, réel, traduit l’obstacle auquel se heurte aujourd’hui l’expérience symbolique; un obstacle dont Pedro Peschiera s’efforce de prendre la mesure pour lui rendre sa véritable dimension. C’est à lui que le spectateur est directement confronté, et la monumentalité rappelle de manière hyperbolique l’évidence disparue mais massive d’un “sens” que la mystique tentait déjà de figurer au moment même où il se dérobe.

Mais, si l’expérience est fortement compromise, d’autres œuvres permettent de rétablir sous une forme également analogique des lambeaux de la transcendance que recherche Pedro Peschiera. La perspective accélérée des “Puits” peut évoquer notamment une tombe et le néant qui ressort de l’absence tragique de médiation. Plus explicites, les photogravures que Pedro Peschiera a réalisées en 1991, tracent quelques- unes des “figures”qui peuvent se tramer à la surface des façades représentées dans sa peinture. Les couples d’opposition – “four/yeast”, “waste/worth – montrent bien sur quelles articulations repose la forme en insistant aussi sur la fragilité du dispositif discursif qui la fonde. Certaines oppositions, en effet, sont réversibles et, dans d’autres cas (“void”, “within an urn”), la différence formelle ne dépend que de l’épaisseur du caractère typographique. Quant au gaufrage blanc sur blanc tiré à partir de “void”, il reste probablement l’expression la plus radicale de cette lutte entre l’expérience symbolique et le vide.

Proches de la poésie visuelle, ces photogravures contrastent évidemment avec la monumentalité de la représentation picturale; elles pourraient même en dénoncer l’archaïsme technique et le caractère régressif qui a souvent été reproché à certaines formes de “retour à la peinture” qui sont apparues depuis une quinzaine d’années. ce serait pourtant oublier un peu vite que la tempera qu’utilise Pedro Peschiera ne permet aucun des effets emphatiques de matière qu’individualisent et mythifient ordinairement ce genre de peinture et que la représentation n’est jamais chez lui le gage d’une subjectivité démonstrative. Anonyme autant qu’austère, sa technique n’est que le médium délibérément obsolète, presque maladroit, d’une présence que le sens de l’histoire a rendu aussi inaccessible et fugace que les figures qu’une méditation attentive permet de découvrir dans les taches d’un mur. Une forme d’humilité qui permet de masquer l’ambition qu’il y a à vouloir exprimer dans un espace où règnerait la continuité ce que la modernité ne conçoit plus que dans la parataxe.

Philippe Cuenat
Genève 1992